Traduction ou transcriptions de la sensualité des mots

Si des expressions d’avant-garde ont su rendre un désordre singulier de l’énonciation, à divers degrés critiques de l’intelligence, jusqu’au chaos le plus cryptique de l’esprit, il paraît difficile de ne pas reconnaître à la phrase une place privilégiée parmi les unités de l’art littéraire. Aussi est-il peu commun que nous voyions cités de simples fragments de phrase, ou que des morceaux cités ne forment pas eux-mêmes, mis bout à bout, une autre phrase.
Sans doute la sévérité de ses structures permet-elle de faire ressortir la souplesse de son agencement intime, de l’électricité d’un propos, et de donner, à de rares écarts vis-à-vis de la langue, sa pleine force d’enlèvement.

La phrase met en rapport des choses, les figure, les propulse en un temps, élance un sujet par le verbe, et formule des violences, des estompages, des guerres et des frôlements entre les mots. Les missions y sont réparties, et souvent hiérarchisées : comme tenant un rôle second, les adjectifs et adverbes qualifiants se voient toujours sur la sellette, en danger, dans cette situation précaire où le remplacement comme la suppression pourrait survenir par le moindre geste d’humeur. Nombre d’auteurs s’en méfient au point d’en minimiser l’usage, y voyant un ornement superfétatoire, nuisible au dépouillement chaste que la littérature pourrait exiger.
Si l’on ne fait pas un plat d’épices, il semble néanmoins qu’elles puissent contenir l’essence décisive à sa conception, l’appeler entièrement, s’en faire absolue divination, originelles créatrices d’un dire à la sensualité unique. Et, si le traducteur butera à conserver la charge aromatique d’un adjectif comme « parfumé » plutôt qu’« odorant », — tant une hésitation pareille n’a pas la plus petite part d’existence à la lecture, tant ce non-choix proposerait une texture dévoratrice pour le propos de l’autre —, le souci, pour les mots liants, conjoncteurs, en apparence plus neutres, n’en est que plus révélateur.

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Quand & Lorsque

L’on verra quelques plumitifs n’avoir que l’égard de la répétition à ces usages, la traduction n’en rien permettre, les lecteurs détachés n’en rien sentir.

Quand — percussion nasale, tambour heurtant, monosyllabe de bas en haut, rotation vive de l’œil, rigueur d’organisation, abrègement aride de la chanson latine, rétrécissement viril et violent, choc explosif ouvert directement à la suite, quand.

Lorsque — mot à robe longue, traînante, lumineuse, lecture tombante, mélancolique et douce ; lenteur et succulence des sons, précieux, douloureux, final terrible, hauteur vorace à l’attention, gourmandise capricieuse, rappel funeste de la fin de l’univers, annonce de l’ennui des jours muets, lorsque.

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La traduction, de là, me devrait être un total travail de réécriture — et l’on cherche encore à serrer le sens au plus près, belle bêtise !

Dégoût prime

La permission est rarement accordée à l’art de s’affranchir du cadre, admis par l’époque, de ce qu’est le réalisme. Ainsi entendons-nous souvent qu’on n’y croit pas, que la chose est exagérée, ou fausse, ou que la distance trop vaste entre le morceau d’art et son contemplateur entrave l’osmose de deux solitudes.
Les arts graphiques tendent au photoréalisme, la tragédie cède au drame, et réclame-t-on déjà que l’auteur se résigne aux lexique et grammaire aisément tenus par toute bouche. C’est que la nécessité de clarté directe détruit peu à peu le maigre pays des rêves malades, afin d’y planter son drapeau de lumière éclatante, naturelle, comme un soleil d’après-midi d’été n’a nulle intention d’apaiser sa guerre contre la nuit.
Les mathématiques appliquées corrodent la mathématique pure, les échecs se jouent à hauteur humaine depuis que les puissances artificielles se sont élevées à cet horizon inaccessible de main, et toute science s’est résignée à prévoir plutôt que deviner. Il n’y a donc rien d’étonnant à constater que l’expression en vogue soit à l’imitation de ce qui est là, donné — voire à sa façon simplifiée, plus proche, plus facilement compréhensible, assez prête à l’entendement immédiat pour saisir l’accommodement commun.

De l’obsession immodérée qu’on a de vouloir butiner du monde entière la fleur — de ne pas se livrer à quelque orphelin parfum — vient cette crevaison de l’imaginaire. Le réalisme est une arme fasciste. L’interdiction à l’écart du songe nous rend serviles du moment à venir, sans nous permettre de l’aiguiser à notre force désireuse d’infini — nous distordant toujours à la mine esclave et couchée des existences faibles. Le réalisme est cet outil d’extrême-droite condamnant l’ailleurs. Adieu mensonge ! À mort légende ! Au dam feinte ! Le bagne nous sera de vouloir ce qui est. — Et nous l’aurons voulu.

Nous irons déguster le même plat recet, nous vivrons dans ces lieux commodes de la vie, nous jetterons des pierres aux drogues de l’absence, nous nous emparerons des choses telles quelles, et, dans notre élan sûr, nous cracherons gaiement sur le visage flou, ténébreux et cruel de l’ange de la mort, hautain et irréel.